La diplomatie

La diplomatie: bilan historiographique, tendances récentes et questions à considérer

Il y a encore seulement quelques années, lorsque l’on évoquait, en France du moins, les diplomaties de l’époque moderne et, plus encore, celles du Moyen Âge, cela prêtait souvent à sourire et était fréquemment associé à une forme d’écriture de l’histoire à l’ancienne, événementielle au mauvais sens du terme, depuis longtemps dépassée. Malgré un scepticisme – utile, soit dit en passant – toujours répandu, il n’en va plus tout à fait de même aujourd’hui. Les nombreuses thèses portant sur les diplomaties, les messagers et les ambassadeurs des différentes puissances occidentales – du royaume d’Angleterre à la Hanse, des cités-Etats italiennes et de la Savoie au royaume de Castille, de l’Ordre teutonique aux Angevins -, les colloques, les congrès, les sessions, les séminaires récents consacrés spécifiquement à des questions diplomatiques (« die auswartige Politik im Mittelalter », « les relations diplomatiques au Moyen Âge », par exemple) : tout témoigne que l’objet « diplomatie » semble redevenu, sous d’autres formes, légitime aux yeux des historiens.

Pour comprendre ce qui s’est passé, un bref aperçu, forcément schématique, de l’évolution de l’historiographie sur la longue durée peut s’avérer utile. Au XIXe siècle, partout en Europe, l’histoire diplomatique constitue une « colonne vertébrale de l’histoire» (J. Le Goff, pour l’histoire politique). Dans la continuité des entreprises érudites antérieures, l’on édite de nombreuses collections de traités et de pièces diplomatiques qui participent aux processus de construction nationale en cours ; avec le développement de la méthode positiviste, les monographies sur des relations bilatérales se multiplient ; des revues spécialisées se créent, par exemple la Revue d’histoire diplomatique ; enfin, des historiens, comme Maulde la Clavière en France ou le vicomte de Santarem au Portugal, eux-mêmes anciens diplomates, étudient les formes et les méthodes d’une diplomatie ancienne, que l’on oppose volontiers, souvent avec nostalgie, à la diplomatie nouvelle, qui a émergé après la Révolution française et, surtout, le congrès de Vienne. L’on élabore également une rupture appelée à peser longtemps dans les interprétations : l’opposition entre une diplomatie médiévale des ambassades ad hoc vs la diplomatie moderne des ambassadeurs résidents. De la sorte, des traditions d’études historiographiques se consolident, à l’échelle nationale – on recherche la diplomatie originelle et légitimante d’Etats-nations en formation – ou bien, notamment en Italie ou dans l’Empire, au niveau des principautés, des cités-Etats. La diplomatie et les relations diplomatiques font alors l’objet de luttes interprétatives, où se prolongent souvent dans l’érudition des querelles contemporaines sur les frontières, par exemple entre la France et la Prusse ; et la diplomatie conserve une certaine centralité dans les études historiques.

Cette forme d’unanimité est rompue avec fracas dans le premier tiers du XXe siècle, sous le coup d’attaques successives, menées notamment par les Annales qui rejettent l’histoire diplomatique comme le paradigme d’une façon dépassée de faire l’histoire. Conséquence : en France et dans plusieurs autres pays, pendant plusieurs décennies, l’on n’envisagera plus du tout le sujet pour la période médiévale, le discrédit étant moindre pour la période moderne. Ailleurs en revanche, les traditions fondées au XIXe siècle sont poursuivies et en partie renouvelées, c’est le cas dans les pays anglo-saxons avec des travaux importants consacrés à la diplomatie considérée comme pratique administrative, technique ; en Allemagne ou bien surtout, en Italie, avec, notamment le développement de réflexions liées à l’émergence des ambassades résidentes qui cristallisent une partie importante des recherches, le livre-clef de Garrett Mattingly, Renaissance diplomacy, faisant à cet égard office de butte-témoin le plus marquant.

Cependant, nous sommes aujourd’hui, depuis, disons, une vingtaine d’années, dans une troisième période – et je vais volontairement à très grands traits, non seulement parce qu’Isabella reviendra sur le versant italien, mais aussi parce que nous aurons ensuite tout le temps de nuancer cette semaine -: une période où la recherche historique s’intéresse de nouveau à la diplomatie. Comme souvent, ce phénomène historiographique, que certains ne manqueront pas de qualifier de mode, ne s’explique pas par une raison unique. Il est en fait lié à plusieurs conjonctions de facteurs, qui ne sont pas toutes identiques selon les pays et, surtout – car la distinction entre « historiographies nationales » s’avère dorénavant de moins en moins valable, ou du moins n’est plus la seule pertinente- selon les problématiques adoptées.

Quelques éléments d’évolution historiographique ont toutefois certainement joué un rôle :le regain d’intérêt pour l’histoire dite ou qualifiée de « politique » au sens large et sous diverses formes, avec l’importation et la mise à l’épreuve de modes d’analyses plus anthropologiques qu’auparavant – l’intérêt pour le « règlement des conflits » (settlement of conflicts), pour les modalités de la « communication politique » (politische Kommunikation), de la « communication politique et symbolique », ou bien encore, dans une autre perspective, pour « l’histoire culturelle du politique ». Néanmoins, de façon assez paradoxale, hors d’Italie, les réflexions menées sur la genèse des Etats dans les différents programmes européens n’ont accordé qu’une place minime à la diplomatie – restée en quelque sorte en marge. Or, comme l’évoqueront tout à l’heure Isabella et John plus en détails, la question de l’articulation -ou pas- entre le développement de pratiques diplomatiques singulières et l’évolution des régimes politiques, de la fabrique des Etats durant la période considérée est certainement une voie encore à approfondir, notamment hors d’Italie. Un deuxième facteur semble essentiel dans l’intérêt porté à la diplomatie : l’engouement pour l’histoire des échanges, des interactions entre des individus et des institutions de diverses origines, dans un cadre intra-occidental, mais aussi entre l’Occident et l’Islam, l’Occident et des puissances lointaines.
Une troisième raison importante me semble pouvoir être identifiée dans une forme d’inquiétude contemporaine sur les meilleures façons de trouver ou de retrouver le chemin de la paix : les études sur les diplomaties anciennes participent à leur manière d’un mouvement plus général visant à saisir les moyens d’une « bonne négociation ». C’est aussi une façon de s’interroger sur les voies possibles de la paix.

Enfin, en Europe notamment, l’évolution récente des cadres institutionnels et politiques est propice à l’étude de la diplomatie – cette dernière constitue à bien des égards un objet tout à fait acceptable : c’est international par nécessité – et la recherche se doit de l’être, c’est presque une injonction -, cela peut s’inscrire dans des histoires de longue durée des rapports politiques internes à l’Union européenne ou avec l’étranger.

Dans cette conjoncture institutionnelle et intellectuelle favorable, le retour en grâce de la diplomatie s’est d’ores et déjà traduit par plusieurs renouvellements notables, qui suggèrent à leur tour de nouveaux problèmes. Je laisse le soin à Isabella d’évoquer les diplomaties italiennes en détail – mais il me faudra tout de même les mentionner -, et à John l’articulation entre la diplomatie et l’histoire des Etats, pour concentrer mes remarques sur trois aspects : la périodisation, les acteurs de la diplomatie, les perspectives de l’histoire de la négociation.

Premier élément donc : la remise en cause de l’unicité de la rupture longtemps considérée comme la seule signifiante dans l’histoire de la diplomatie de cette période – à savoir l’émergence des ambassades résidentes, tradionnellement associée à l’émergence de formes d’Etat particulière au Rinascimento. En Italie, comme ailleurs, si l’importance de cette transformation demeure forte, elle donne lieu à de nouvelles interprétations, et n’est plus la seule à être prise en considération par les chercheurs. D’autres ruptures apparaissent au XVe siècle, dans le domaine de l’information par exemple. D’autre part, en étudiant les cérémoniels, en montrant l’existence précoce de spécialistes de la diplomatie – messagers, ambassadeurs, hérauts -, en analysant à un niveau plus micro les échanges, plusieurs travaux récents tendent à relativiser de fait l’opposition entre diplomatie médiévale et moderne ou renaissante, au bénéfice d’un « long Moyen Âge de la diplomatie », une « diplomatie de type ancien ». Le XVIIe siècle joue dans cette perspective un rôle de seuil important, avec la codification du droit international et des cérémoniels, une pratique nouvelle des grands congrès. En amont, d’autres moment-clefs apparaissent, le XIIIe siècle notamment, où l’on observe de profondes évolutions dans la production, l’enregistrement, l’archivage et les utilisations des écrits diplomatiques ; une nouvelle maîtrise des paroles dans les discours et les conversations des ambassadeurs ; et des transformations des pouvoirs politiques affectant les modalités de l’échange diplomatique. Ces différentes césures et les débats auxquels elles donnent lieu nous ont convaincu d’adopter un cadre large pour l’atelier, du XIIIe au XVIe siècle, avec une séance pour revenir sur la/les chronologie(s) du changement.

Au sein de cette périodisation plus nuancée, les acteurs impliqués dans la diplomatie s’avèrent bien plus nombreux et variés qu’auparavant : l’élargissement des horizons géographiques se traduit par l’accroissement des contacts diplomatiques entre puissances éloignées ; la gamme des autorités impliquées se révèle beaucoup plus large qu’on ne le pensait auparavant – les monarchies et les principautés ont une action diplomatique, mais aussi des villes, des condottieri, des ordres religieux et militaires ; à l’échelle des individus enfin, la diplomatie apparaît comme une pratique concernant non seulement les rois, les princes et les ambassadeurs, mais elle mobilise et affecte aussi de très nombreux protagonistes, parfois inscrits dans la configuration de véritables réseaux, marchands, politiques ou informatifs – un aspect sur lequel nous aurons certainement l’occasion de revenir dans les jours qui viennent. Cette multiplicité des individus et des acteurs institutionnels engagés dans des échanges diplomatiques étant désormais avérée – et les thèmes retenus dans les présentations permettront d’en apprécier un très vaste échantillon -, cela soulève au moins quatre questions importantes : 1) existe-t-il des « cultures diplomatiques » particulières propres à des pouvoirs, à des régions ? si oui, comment les caractériser 2) dans quelle mesureensemble des protagonistes se fondent-ils sur un ensemble de valeurs et recourent-ils à des usages communs dans les échanges diplomatiques ? 3) comment caractériser la dynamique des échanges entre des acteurs hétérogènes ? 4) Corrélativement, peut-on observer durant cette longue période – IV siècles – une évolution dans les formes de l’échange tendant à une forme d’homogénéisation – ou pas ? Certaines de ces questions pourront, je l’espère, alimenter nos discussions.

Enfin, je voudrais revenir sur les deux premiers termes figurant dans l’intitulé de notre atelier. On pourrait traduire en français « negotiating Europe » par « l’Europe en négociation ». L’Europe ici doit surtout être entendue comme un premier cadre exploratoire, et nous ne sous- entendons pas a priori qu’il existerait une façon ‘européenne’ de faire de la diplomatie, ou de négocier, qui différerait de celles menées ailleurs. Quant à la négociation, la place de choix faite au terme correspond à l’un des champs importants du renouvellement des études sur la diplomatie – son analyse comme un espace d’échanges et d’interactions. Je relèverai à cet égard seulement quelques points généraux :

les XVe-XVIe siècles se caractérisent par l’émergence de la figure du négociateur dans la diplomatie. C’est le cas en termes de vocabulaire : aux XIIIe-XIVs, en latin, dans les langues romanes ou en allemand, la negotiatio et ses équivalents sont originellement plutôt associés au commerce, et connotés négativement quand ils sont utilisés pour désigner un mode d’échange diplomatique. À partir du XlVe siècle et plus encore du XVe siècle, sans que cela soit linéaire, les negociatores, les praticqueurs deviennent des figures courantes dans les échanges. A une autre échelle, les réflexions menées sur les ambassadeurs – je synthétise ici quelques apports du volume en cours de publication sur les écrits sur les ambassadeurs auquel participent plusieurs d’entre nous – centrés initialement sur l’ambassadeur comme représentant de son mandant, accordent désormais, au XVIe siècle surtout, une importance accrue à son rôle de négociateur.

L’identification et l’articulation de différentes conceptions de la négociation est un chantier en cours. On trouve ainsi fréquemment dans les textes de la pratique de la fin du Moyen Âge l’idée que la négociation serait un travail, une besogne ; au XVe siècle, on distingue fréquemment une façon italienne de recourir à la pràtica ; à la fin du XVIe siècle, Sylvio de Franceschi a montré comme Henri IV développait une conception de la négociation fondée sur les valeurs d’honnêteté, de vérité. Bref, si les négociateurs deviennent plus présents, plus visibles, si l’on réfléchit et l’on écrit plus à leur sujet durant la période – cela se traduit aussi par la multiplicité des discours et des pratiques de négociation – un point sur lequel il reste encore certainement beaucoup à explorer.

Le cadre même des négociations diplomatiques continue à faire l’objet d’ajustement, de conflits. Au XIVe siècle, en Aragon, en France, en Angleterre, on pinaille sur les écrits à utiliser pour entrer en négociation ; au XIV-XVe siècle entre France et Angleterre, on débat sur la langue qui doit être choisie – un thème qui reviendra encore plus par la suite ; les querelles sur les préséances elles aussi particulièrement marquées  aux grands conciles, mais aussi au XVIe siècle entre les représentants des différentes puissances. Par conséquent, même si se développent certaines conceptions et des cadres communs pour les échanges diplomatiques, ils ne sont pas totalement stabilisés ; les cadres des négociations font l’objet de renégociations particulières, de conflits éminemment symboliques sur des matières de langue, d’écritures, de rang -un domaine là encore largement à explorer.


Corrélativement, l’un des enjeux historiographiques principaux me semble être de penser les pratiques, les discours et les idéologies mises en œuvre dans les négociations diplomatiques non comme une « histoire technicienne », mais comme une part d’histoire générale, voire globale.

Dans cette perspective, les négociations et, plus généralement, la diplomatie peuvent constituer un intéressant terrain d’études pour des études comparatistes. Cela commence à être effectué pour les relations diplomatiques entre Etats chrétiens et islamiques, mais, ailleurs, pour le Moyen Âge du moins, peu de travaux ont pris cette direction. Il s’agit toutefois d’une voie qui pourrait s’avérer utile, par exemple pour envisager l’économie linguistique des échanges, pour étudier la circulation et la confrontation de modèles argumentatifs et de comportement dans les négociations, ou bien encore pour repenser à nouveaux frais l’articulation entre les diplomaties italiennes et celles du reste du monde.

 

 

 

​​Stéphane Péquignot 

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